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Mis à jour le 29 Juil, 2024

Publié le 6 Juil, 2022

[Enquête] Illectronisme: les oublié(e)s de la transition digitale

Thomas Choukroun

Thomas Choukroun

Content Manager @Yousign

Illustration : Léa Coiffey

Sommaire

C’est chez elle, à quelques kilomètres au sud d’Evreux en Normandie, dans une bourgade aussi isolée qu’elle est charmante, que Cécile* nous attend. Au fond d’une impasse, ornée de lierres de part et d’autres des murs décrépits, Cécile nous attend, le sourire aux lèvres. Soulagés d’avoir trouvé la bonne maison, nous entrons. 

“ De quoi voulez-vous qu’on parle déjà ?” dit-elle avec un ton innocent mais fallacieux. “ Ah oui, de l’illectronisme.”

Ce néologisme qui est issu de la contraction des mots “illettrisme” et “ électronique” ne la concerne pas directement. Il n’est reste pas moins qu’il renferme une réalité aberrante qui touche 17% de la population française. Dans un monde qui promeut la transition digitale auprès des entreprises et qui encourage tout un chacun à se doter des outils nécessaires pour opérer cette transition, la réalité affirme que près de 14 millions de personnes en France connaissent des difficultés dans leur utilisation des outils numériques. 

Un problème au quotidien

Cécile vit dans une des 21 communes de Normandie ou le téléphone ne passe pas. Savoir alors que l’Etat a lancé en 2018 un plan d’identification des zones blanches avec installation de la 4G obligatoire constituait pour elle “un soulagement certain”. Près de 4 ans après, elle admet ne pas avoir “constaté beaucoup de progrès dans son quotidien”.

Vivre dans une zone blanche est “ un problème chaque jour”. Pour Cécile, impossible de capter un signal à l’intérieur de sa maison, le téléphone portable perd beaucoup de son utilité une fois passé le panneau de sa ville de résidence.
Surprise de la technologie, (ou énième pied-de-nez à l’égard de Cécile), elle s’est aperçue très récemment que pour une raison qu’elle ignore, elle parvient à capter “une ou deux barres” dans un des coins de son salon. En éternelle optimiste, elle y voit “ un signe que les choses commencent à changer”.

Un double confinement

Les différents confinements que la France a traversés tant bien que mal ont mis en lumière les disparités technologiques qui ont étonné un nombre non négligeable de français. Pour Cécile, les confinements successifs ont été “extrêmement difficiles.
Afin de pouvoir garder le contact avec son entourage, et de profiter d’une connexion internet stable, elle doit se rendre dans des cybercafés à une trentaine de kilomètres de sa maison.

“Pour moi, c’était comme si on m’avait doublement confinée. Je devais rester chez moi, totalement coupée du monde extérieur. Je l’ai vécu comme une sorte d’exil, une condamnation.”

Pour Cécile, qui ne se considère pas comme “totalement larguée” par les nouvelles technologies, cette situation n’a que trop duré.  Elle a d’ailleurs décidé de mettre sa maison en vente, même si elle ne s’attend pas à “des offres mirobolantes, compte tenu du fait que je vis effectivement dans une zone blanche, coupée du monde”

Malgré cela, elle se considère “chanceuse” d’être autonome et de pouvoir se déplacer pour échanger, voir du monde, et sortir: “ je ne sais pas ce qui aurait été si j’étais plus âgée ou si j’avais eu des problèmes d’autonomie ou un handicap. Savoir qu’il y a un moyen de rentrer en contact avec d’autres personnes, de pouvoir faire ses démarches administratives, même à une trentaine de kilomètres d’ici, c’est salvateur.”

Quand la fracture numérique devient fracture sociale

Ces difficultés sont en partie le résultat d’un décalage de génération. Il est vrai que nos aînés ont en majorité plus de mal à faire face aux défis que les nouvelles technologies leur posent, quoiqu’en moyenne, les chiffres de l’INSEE ne font pas émerger une classe d’âge précise:

  • 15% des personnes âgées de 15 ans ou plus n’ont pas utilisé Internet au cours de l’année,
  • 38% des usagers manquent d’au moins une compétence numérique de base,
  • 2% des usagers sont dépourvus de toute compétence. 

La pandémie de COVID-19 et les confinements successifs que la France a connus ont mis en exergue des disparités technologiques qui étaient dormantes jusqu’alors. Souvenez-vous de ces étudiants qui ne pouvaient pas participer aux cours en ligne, car ils ne disposaient pas de PC. Pour information, ces inégalités technologiques ont touché 25% des lycées français, créant par là même des fossés d’inégalités qui agrandissaient la fracture numérique et intensifiaient les inégalités sociales.

Source: INSEE

Cedric O, secrétaire d’Etat chargé de la Transition numérique et des communications électroniques, avait alors déclaré sur les réseaux sociaux que “ la lutte contre l’illectronisme n’est pas une option” tout en détachant “la nécessité de lutter contre ce nouvel espace d’exclusion”.

Si la transition numérique a permis à bon nombre d’entreprises de continuer leur activité, et à bon nombre de collaborateurs de bénéficier de conditions adaptées à leurs activités professionnelles, force est de constater qu’une frange de la population s’est retrouvée exclue.

Tantôt subie, tantôt assumée, cette mise à l’écart, que Cécile définit d'elle-même par “une force d’ostracisme naturel” résulte autant de causes extérieures que de causes intérieures. Il n’en est pas moins qu’elles provoquent “parfois de la colère, souvent du découragement”  à ses victimes collatérales.

Pour moi, c’était comme si on m’avait doublement confinée. Je devais rester chez moi, totalement coupée du monde extérieur. Je l’ai vécu comme une sorte d’exil, une condamnation.

Des victimes multiples

Il est facile d’anticiper que les premières victimes de l’illectronisme sont les personnes d’une génération antérieure pour qui la transition numérique demeure un mystère inéluctable. Un tel constat, s’il n'apparaît pas totalement erroné, n’est pas à mettre entièrement sur le compte d’un décalage de génération. 
Certains de nos aînés vivent, comme Cécile, dans un village rural qui ne leur donne pas accès à une connexion internet et 4G de qualité.
Selon l’INSEE:

  • une personne de 75 ans ou plus sur deux n’a pas accès à internet à son domicile.

D’autres, en revanche, disposent des moyens techniques, sans avoir les capacités de comprendre et d’utiliser internet. Cette frange de la population englobe en grande partie les citoyens âgés de 60 ans ou plus, mais pas seulement: 

  • 19% des 15-29 ans ont au moins une incapacité,
  • 33,6 % des 30-44 ont au moins une incapacité,
  • 90% des 75 ans ou plus ont au moins une incapacité.

Par incapacité, l’INSEE entend une inhabilité à rechercher de l’information sur internet, à communiquer ou à résoudre des problèmes simples relatifs à Internet. 

L’inclusion numérique comme solution miracle

Que faire face à ces inégalités générationnelles et géographiques relatives à la transition numérique ?

250 millions d’euros du plan de relance relatif à la crise sanitaire ont été alloués à réduire la fracture du numérique et augmenter l’inclusion numérique, avec 200 millions réservés au déploiement de 4,000 conseillers numériques pour former à l’utilisation des outils informatiques et à internet.

La crise sanitaire a bien évidemment fait émerger ces laissés-pour-compte de la transition digitale, mais la dématérialisation progressive des services publics n’a pas joué en faveur de ces citoyens:
Comment remplir ses impôts en ligne, quand on n’a pas accès à un réseau décent ?” s’interroge Cécile. Elle continue: “Comment actualiser ses droits sur pôle-emploi ? Comment acheter un billet en ligne ? Comment faire un virement ?”

Source: INSEE

Toutes ces formalités administratives, qui pour tout un chacun ne sont que des… formalités, deviennent pour Cécile, et toutes les autres victimes des zones blanches, un “véritable parcours du combattant.”

L’Etat encourage également les acteurs qui fournissent des solutions d’accompagnement au numérique, comme “aidants connect” qui facilite et sécurise le “faire pour le compte de”, ce qui pour Cécile, s’apparente plus aux "premières foulées d’un marathon de 40 kilomètres”.

Pourtant, depuis 2009, les chiffres relatifs à l’illectronisme ne cessent de baisser: en 2009,  seulement 5% des plus de 75 ans avaient une utilisation quotidienne d’Internet. Aujourd'hui, ils sont plus de 19%.
Des chiffres “encourageants”, pour Cécile qui, paroxysme de l'optimisme, se prend à rêver de voir un jour une troisième barre de réseau sur son téléphone portable.

*Conformément au souhait de notre interlocutrice, nous avons choisi un faux prénom pour la dénommer. 

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